Carnets de l'Economie

Marc Fontecave : « Il faut tendre vers la décarbonation de nos modes de transport »




La rédaction
08/02/2023

Professeur au Collège de France et président du comité Énergie de l’Académie des sciences, Marc Fontecave analyse pour nous les grands chantiers de la décarbonation du transport routier : batteries, infrastructures, réglementation européenne… Pour ce scientifique de renom, l’électrification est un enfer pavé de bonnes intentions.


Marc Fontecave : « Il faut tendre vers la décarbonation de nos modes de transport »

L’Europe et la France se sont engagées en faveur de l’électrification du parc automobile à l’horizon 2035. Quels en sont les défis ?

Le cœur du problème, c’est d’avoir suffisamment de bornes de recharge à haut débit dans l’espace public mais surtout d’avoir suffisamment d’électricité pour les alimenter. Il y a environ 30 millions de véhicules en France : s’ils étaient toutes électriques, leur consommation représenterait un peu de plus de 100 térawatt-heure (TWh) supplémentaires. Aujourd’hui, la consommation française globale d’électricité se situe à 470TWh. Nous produisons d’ailleurs en France un peu plus que ce niveau moyen de consommation. Avec les réacteurs qui ont été remis en fonction, nous sommes à nouveau exportateurs, il faut s’en féliciter. Cela montre l’importance de la production nucléaire en France.
 
Les scénarios de l’électrification du secteur automobile – comme ceux de RTE (Réseau de transport d’électricité) ­– tablent sur une production de 640TWh, soit 170 TWh de plus qu’aujourd’hui dont 100 pour les voitures électriques. Mais il faudra se donner les moyens de produire 640TWh, ou même 570TWh. L’essor de la voiture électrique dépend donc de notre capacité à produire de l’électricité.
 
C’est pour cela que, comme certains constructeurs automobiles ou comme le Commissaire européen au marché intérieur Thierry Breton, je pense qu’il faudrait un moratoire sur la date de 2035 concernant l’arrêt de la commercialisation des véhicules à moteur thermique. Parce que nous n’y arriverons pas.
 
 
Pourquoi ?

Je pense depuis très longtemps, comme nous l’avons exprimé dans le cadre de rapports publiés par l’Académie des sciences, qu’il faut prolonger les centrales nucléaires qui existent déjà, permettre la construction de nouveaux réacteurs et accélérer la recherche sur le 4e génération de réacteurs. Je fais partie de ceux qui pensent qu’il faut maintenir une part nucléaire très importante dans notre mix énergétique.
 
Il y a 10 ans, je me faisais taper sur les doigts quand je disais que nous avions pris 20 ans de retard. À présent, on émet l’idée de construire de nouveaux réacteurs mais ces derniers ne seront pas opérationnels avant 2035. Ce n’est donc pas avec le parc existant que nous trouverons les 100TWH d’électricité nécessaires à l’électrification du parc automobile.
 
De plus, dans le cadre de l’électrification des transports, il y aura une limite évidente : nous avons pris du retard sur le nucléaire, nous ne sommes pas au niveau sur les énergies renouvelables, pour plusieurs raisons. Je suis donc très sceptique sur le fait d’atteindre 640TWH d’ici 2035. D’autant qu’il n’y a pas que les véhicules à électrifier, mais également de nombreux procédés industriels, les pompes à chaleur…
 
 
Vous proposez donc un moratoire sur la fin de la commercialisation des voitures thermiques. Les pouvoirs publics doivent revoir leur copie ?

La décision de fixer la date de 2035 est purement technocratique. Cette interdiction n’a pas de sens : la question n’est pas de savoir si ces voitures seront thermiques ou non, la question est de savoir quelle énergie nous mettrons dans ces véhicules. À l’échelle de l’Europe, l’électricité est très carbonée. Alimenter une voiture électrique avec une électricité fabriquée à partir de charbon, comme en Allemagne ou en Pologne par exemple, n’aura aucun intérêt. En France, nous avons longtemps considéré l’Allemagne comme un modèle, je ne comprends toujours pas pourquoi.
 
L’idée d’un moratoire sur la décision européenne permettrait de repousser cette date et cette injonction que nous ne respecterons pas de toute façon. D’autant que cela va pousser les constructeurs à ne plus s’occuper des voitures thermiques en termes d’efficacité énergétique et de diminution de leur consommation alors qu’ils ont fait, de manière continuelle, d’immenses progrès en la matière.
 
 
Vu l’urgence climatique, il faudra bien réduire les émissions de gaz à effet de serre (GES) dans les 20 années qui viennent. La stratégie européenne ne sera-t-elle pas efficiente ?

Systématiquement, nous retombons en effet sur une question : celle du climat. Et là, le problème est global en termes d’émissions. Il y a aujourd’hui un milliard de voitures sur la planète. Les perspectives sont toutes assez cohérentes : nous pouvons imaginer, en 2050, voir rouler 400 à 500 millions de véhicules, ce qui serait déjà une vraie révolution. Cependant, la population mondiale va elle aussi augmenter pendant ce temps-là, les estimations tournent autour de 1,5 milliard de voitures en 2050. Il y aura donc toujours le même nombre de véhicules thermiques sur la planète, dans des régions comme la Chine, l’Inde, l’Amérique du Sud ou l’Afrique.
 
Les gouvernements européens et la Commission européenne se drapent dans une posture qui est plus verte que verte. Ils se lèvent peut-être le matin avec une meilleure conscience, mais la réalité fait que, de toute façon, l’interdiction de la vente des voitures thermiques en 2035 n’aura pas beaucoup d’impact sur le climat et sur les émissions globales de gaz à effet de serre (GES). Pour deux raisons donc : parce que la plupart des pays européens feront tourner leurs voitures électriques avec une électricité fabriquée avec du charbon et du gaz, et parce que tous les autres pays dans le monde continueront de vendre des voitures thermiques.
 
 
En 2020, vous avez publié de Halte Au Catastrophisme ! - Les Vérités De La Transition Énergétique (Flammarion). Pourtant, à vous entendre, vous semblez très pessimiste sur l’enjeu de la décarbonation des transports…

Non, je ne suis pas pessimiste. Je reste convaincu qu’il faut tendre vers la décarbonation de nos modes de transport, mais je pense qu’il ne faut pas considérer qu’il y a une date limite, fixée à 2035 ou 2050. Le sentiment de catastrophisme et d’urgence absolue nous conduit à prendre des décisions qui ne sont pas totalement appropriées sur le plan technique, économique et social. Car il faudrait aussi parler de l’impact social d’une telle mesure : qui peut accéder à ces voitures électriques, à quel prix ? Je ne suis donc pas pessimiste, je dis simplement qu’il faut plus de temps, qu’il faut davantage de recherche, de développement et d’innovations.
 
Le CO2 émis par les moteurs thermiques couvre toute la planète, cette dernière va donc continuer à se réchauffer même si l’Europe produit moins des GES. La transition énergétique est une vraie question, mais l’autre question – essentielle – est celle de l’adaptation au changement climatique. Cette question est malheureusement peu traitée. Il y a un an ou deux, quand j’en parlais à des collègues économistes, ces derniers me disaient que le monde académique évitait de travailler sur la question de notre adaptation. Cette réflexion ne serait pas dans la ligne dogmatique car cela sous-entendrait que nous aurions baissé les bras pour limiter le réchauffement à +1,5ºC.
 
À mes yeux, cette limite de +1,5ºC est également une annonce de type technocratique qui fait plaisir à tout le monde. Mais cela ne tiendra pas, nous irons au-delà. Même en France où plusieurs études montrent d’ailleurs que le réchauffement sera plus important que dans d’autres régions du globe. Il va falloir commencer à accepter l’idée de devoir nous adapter à ce réchauffement général et de devoir investir dans les réponses à apporter à ces nouvelles conditions de vie.
 
 
Vous mettez l’accent sur les batteries : l’une des limites actuelles à la commercialisation des véhicules électriques tient à leur autonomie. Y a-t-il des progrès à attendre dans ce domaine ?

La très grande majorité des déplacements est inférieure à 50 km en France. La question de l’autonomie est donc un faux sujet de mon point de vue. Certes, quand on part en vacances à l’autre bout du pays, c’est autre chose : quand toutes les voitures électriques se retrouveront en même temps sur les autoroutes, nous aurons un problème. Il faudrait 1000 ou 2000 bornes à chaque station de recharge, chaque 50km. En somme, il faudrait une centrale nucléaire tous les 200km pour alimenter les voitures. C’est irréaliste. La question de notre adaptation revient donc également sur ce sujet : il va falloir vivre autrement et aborder notre mobilité autrement, tout le monde le sait.
 
Pourra-t-on fabriquer des voitures ayant 1000km d’autonomie ? Non, c’est un problème de physique pure : la question de l’autonomie est uniquement liée à la quantité d’électrons qui peuvent être échangés avec le lithium, qui est le métal le plus léger. On ne pourra pas repousser cette limite. Et dans le cas des batteries au sodium, ce sera encore pire car c’est un métal plus lourd. Elles proposeront moins d’autonomie, à moins de mettre une remorque de la taille d’un camion-citerne derrière chaque voiture pour la batterie et avoir 1000km d’autonomie. Alors oui, il faut poursuivre les projets en innovation pour améliorer l’autonomie des batteries. Mais il n’y aura pas de miracle physique, il y aura un plateau autour de 500km.
 
 
Concernant les infrastructures pour la mobilité longue distance, quelles innovations sont à attendre, sur les autoroutes par exemple ?

La question de l’autonomie est essentielle, nous l’avons vu. Mais la rapidité de la charge est encore plus importante. Si remplir la batterie de notre voiture ne prenait que deux minutes à la borne, même en cas de faible autonomie, cela ne poserait pas de souci. Or la vitesse de recharge est elle aussi limitée par des contraintes de physique pure. Nous pouvons certes arriver à 80% de charge en 30 minutes sur des bornes ultra rapides. Mais même 30 minutes, cela peut paraître long.
 
De plus, quand les parcs de recharge, sur autoroute par exemple, proposeront des bornes ultra rapides avec des puissances de plus en plus élevées, cela nécessitera des puissances disponibles extraordinaires. On revient aux problèmes initiaux : celui de la disponibilité de l’énergie électrique mais surtout celui de la capacité de puissance pouvant répondre à la demande. À ce niveau, nous sommes aujourd’hui très loin du compte. Il faudrait installer des capacités de puissance supplémentaires, et donc investir massivement à ce niveau.
 
C’est assez trivial, mais il n’y aura donc pas de voitures électriques sans bornes de recharge et sans production supplémentaire d’électricité. Tout cela doit être conçu en parallèle : si vous installez une grande quantité de bornes ultra rapides, vous rencontrerez rapidement un problème de disponibilité de la puissance, avec un risque de black-out. Je ne sais pas comment les pouvoirs publics et les sociétés concessionnaires d’autoroute peuvent se mettre d’accord sur un rythme plus rapide pour le déploiement des bornes, mais cela sera un élément déterminant du développement du véhicule électrique. La question est donc aussi d’ordre économique : comment inciter tous ces acteurs à aller plus vite ?
 
 
 
Si l’électrification concerne les véhicules particuliers, des alternatives existent pour le transport routier par exemple, avec l’hydrogène vert dont la production commence à se développer dans l’Union européenne. Comment jugez-vous ces alternatives ?

Il est vrai que l’on ne pourra pas utiliser les batteries électriques dans tous les modes de transport. Dans l’aviation civile, certainement pas. Et pour certains transports lourds, maritimes ou routiers, cela ne fonctionnera pas non plus, les batteries seraient trop lourdes et trop encombrantes. Il faudra donc d’autres sources d’énergie.
 
Il y en a deux : l’hydrogène et les carburants alternatifs comme les biocarburants ou ceux produits par hydrogénation du CO2 qui reviennent, en fin de compte, à consommer de l’hydrogène. Il y a donc une place logique pour l’hydrogène. En même temps, il existe encore d’énormes problèmes pour son développement, même s’ils sont rarement mis en avant. Je lis souvent des bêtises du type « Hydrogène, nouveau carburant » qui font croire aux gens qu’il suffirait de remplir son réservoir d’hydrogène. C’est faux. Cet hydrogène, c’est de l’énergie que l’on a perdu pour le produire, et en plus les rendements ne sont jamais de 100%. Par électrolyse, c’est la même chose : on perd beaucoup d’énergie pour fabriquer de l’hydrogène.
 
Par ailleurs, quand on parle d’hydrogène, il faut penser hydrogène vert. Il y a 25 ans, quand j’ai commencé mes travaux sur l’hydrogène, seuls quelques pourcents provenaient de l’électrolyse de l’eau. Un quart de siècle plus tard, c’est exactement la même chose : nous n’avons pas beaucoup progressé dans ce domaine. Les difficultés sont évidentes, car là aussi, il faut beaucoup d’électricité pour produire de l’hydrogène vert. Cela nous rapprochera donc des 640TWH estimés par RTE, voire de 700TWH. Comment y parvenir en si peu de temps ? On revient donc toujours à la même question initiale : celle de la production d’électricité. Les énergies renouvelables ne sont pas suffisantes, nous n’aurons pas de nouveaux réacteurs nucléaires avant 2035… Comment allons-nous faire pour produire de l’hydrogène vert qui coûte plus cher que l’hydrogène produit à partir du méthane ?
 
Tout cela sans parler des problèmes de sécurité inhérents à l’hydrogène. À l’Académie des sciences, nous avons auditionné des spécialistes de la sécurité de l’hydrogène, j’ai été effaré par leurs propos. En réalité, la manipulation de l’hydrogène dans le milieu industriel obéit à un contrôle extrêmement strict et compliqué. Pour le moment, les camions à hydrogène sont remplis dans des sites parfaitement contrôlés. Ce n’est pas une molécule que l’on manipule aisément. Il ne faut pas s’imaginer que l’automobiliste lambda s’arrêtera où il veut pour faire le plein à la pompe.
 
 
Le développement de la filière hydrogène vert est donc peine perdue ?

Non bien sûr, il faut développer cette filière, mais il faut avoir conscience des limites actuelles. Il ne faut pas faire croire que dans 15 ans, nous aurons des stations-service pour l’hydrogène vert. Le pire, c’est pour l’aviation. Airbus raconte beaucoup de choses concernant l’avion à hydrogène : nous en aurons peut-être un à hélices qui pourra transporter une ou deux personnes, mais pas pour une utilisation commerciale dans les 15 ans à venir.
 










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