Carnets de l'Economie

Laboratoires : quelle stratégie face au gouffre des génériques ?




La Rédaction
18/06/2012

L'industrie pharmaceutique est dans une période particulière. Dans les 2 ans à venir, plusieurs des médicaments les plus rentables vont tomber dans le domaine public. Les molécules qui avaient été découvertes à peu près à la même période ne seront plus protégées par des brevets. Ce phénomène qui se produit régulièrement est connu sous l'appellation de falaise des brevets.


Laboratoires : quelle stratégie face au gouffre des génériques ?
Les molécules concernées pourront donc être produites et commercialisées sous la forme de médicaments génériques beaucoup moins chers que leurs princeps. Ce contexte historique a une ampleur commerciale inégalée. Les chiffres donnent la mesure de l'enjeu. Les médicaments menacés rapportent de 140 à 160 milliards de dollars aux géants de la pharmacie. Pour les fabricants de génériques, la perspective est d'or. Ils anticipent et se préparent à inonder le marché de leurs produits. Pour les payeurs publics, c'est également une bonne nouvelle.

Les caisses de la sécurité sociale et également les autorités sanitaires sont favorables aux génériques qui leur permettent de réaliser des économies substantielles. Les autorités s'assurent exclusivement de la validité des génériques en termes de santé. Comme pour tout médicament, ils sont soumis à des procédures de contrôle et d'autorisation. En France, le contrôle comporte l'inscription au répertoire des produits substituables de l'Agence Française de Sécurité Sanitaire des Produits de Santé. Si un produit générique n'est pas inscrit à ce répertoire, les pharmaciens ne sont pas autorisés à le substituer à celui prescrit par le médecin. L'inscription au répertoire signifie bien que le princeps et sa copie générique sont équivalents, avec la différence que le générique coûte jusqu'à 45 % de moins que l'original. Le prix de départ est fixé par le Comité Economique des Produits de Santé, il peut encore baisser de 7 % après les 18 premiers mois de diffusion. Avec toutes ces garanties sur leur qualité, et leur prix réduit, les génériques font donc l'unanimité. De ce fait, l'industrie pharmaceutique est bien le seul acteur inquiété par l'échéance qui menace ses profits. Pour tenter de réduire ce manque à gagner colossal, retarder l'échéance ne suffit pas. Les grands laboratoires doivent se réorganiser en profondeur. L'apparition de nouvelles pathologies est également une opportunité.

Des milliards qui partent en fumée

Le Lipitor est prescrit dans les cas de cholestérol, mais il est surtout connu pour être le médicament le plus vendu au monde. À lui seul, il a permis à Pfizer de réaliser 5,3 milliards de chiffres d'affaires. Cette manne n'est plus qu'un souvenir depuis que le fabricant de génériques indien Ranbanxy peut vendre sa copie aux États-Unis pour un prix inférieur de 30 %. De même, cette molécule est aussi dans le domaine public en Europe, ce qui va faire fondre les 2 milliards de chiffre d'affaires réalisés par Pfizer avec son autre médicament vedette, Tahor. Pfizer avait déjà perdu l'exclusivité pour son traitement du glaucome, le Xalatan, au profit du fabricant de génériques Mylan. Toujours dans les pertes chiffrées en milliards de dollars, GlaxoSmithKline voit arriver l'échéance pour son soin anti-asthme : l'Advair. Ce produit représente 7 milliards de dollars. AstraZeneca, laboratoire britannique, a perdu l'exclusivité pour son princeps antipsychotique, le Seroquel, qui lui rapportait 3,7 milliards de dollars. 6 milliards de dollars sont menacés pour le fabricant suisse Novartis avec l'arrivée de l'échéance pour son traitement contre l'hypertension Diovan. Eli Lilly & Co voit arriver dans le domaine public les brevets pour ses molécules d'antidépresseurs. Son médicament, le Zyprexa, lui avait rapporté 1 milliard de dollars. L'américain Johnson & Johnson voit tomber de la falaise les brevets de ses deux plus fortes ventes qui totalisaient un chiffre global de plus de 800 millions de dollars : un antibiotique, le Levaquin, ainsi qu'un médicament des troubles de l'attention, le Concerta. Le fabricant français Sanofi est lui aussi concerné. Il perd en 2012 l'exclusivité pour son anticancéreux l'Eloxatine. Son médicament vedette, le Plavix, est tombé dans le domaine public en France en 2010. Le même sort lui a été réservé aux États-Unis quelques mois plus tard. En effet, la date d'expiration des brevets n'est pas commune à l'ensemble des pays où les médicaments sont commercialisés.

Selon les méthodes de calcul, on arrive ainsi à 140 ou 160 milliards de dollars menacés dans un délai très court. 2014, c'est demain. Les fabricants de génériques n'ont pas beaucoup d'efforts à faire. Une fois les molécules tombées dans le domaine public, il ne leur reste plus qu'à envahir le marché pour se partager des milliards de dollars. Aux États-Unis, le système est d'autant plus intéressant qu'il accorde une exclusivité de 6 mois à un seul fabricant de génériques. Celui-ci peut donc gagner en notoriété avant l'arrivée de nouveaux concurrents. Les prix sont en moyenne inférieurs de 30 % aux médicaments originaux. La bataille consiste à obtenir l'exclusivité de départ, mais aussi à signer des partenariats avec les payeurs publics. Les intérêts sont énormes et la concurrence est forte pour se positionner au mieux sur le marché. Dans le cas de la France, les économies réalisées par l'assurance maladie grâce aux génériques ont été de 1,8 milliard d'euros en 2010. Par rapport à la moyenne européenne, les prix moyens des génériques sont inférieurs de 4 % en France. De plus, les médicaments touchés actuellement par l'arrivée des génériques sont souvent les antidépresseurs ou les traitements de la tension. Or, en France, ces produits sont beaucoup plus utilisés que dans le reste de l'Europe, ce qui explique la meilleure pénétration des génériques.

Des tentatives de diversion

Les pouvoirs publics sont incontestablement en faveur des génériques. Toutefois, la législation européenne interdit à leurs fabricants de commencer la fabrication avant la date effective d'échéance du brevet. Ils ont obtenu de procéder aux tests et aux essais cliniques de leurs produits avant l'échéance, après une longue procédure au terme de laquelle la commission européenne a publié la directive connue sous le nom de « l'exception Bolar ». Ils cherchent également à obtenir le droit de fabriquer de façon à être prêts à commercialiser, dès que survient cette échéance. Devant le refus des pouvoirs publics, les fabricants de génériques contournent cette restriction en délocalisant la production dans des pays étrangers. Dans le cas de la France s'ajoute l'obligation d'inscription dans le répertoire de l'Agence Française de Sécurité Sanitaire des Produits de Santé. Tant qu'un générique n'y est pas inscrit, il ne peut être substitué par le pharmacien au médicament inscrit sur l'ordonnance. Or, pour qu'une telle inscription intervienne, il faut que le générique soit considéré comme le parfait équivalent du princeps. Ainsi en France, certains médicaments du domaine public n'ont toujours pas de générique inscrit dans le répertoire, c'est le cas par exemple du Doliprane dont la molécule est depuis longtemps tombée de la falaise des brevets. Les génériques ne lui sont pas pour l'instant substituables par les pharmaciens si le médecin a prescrit du Doliprane. Ce répertoire est connu comme étant restrictif. Il gêne la pénétration des génériques en France où ce taux ralentit après 18 mois de commercialisation. Il est en moyenne bloqué à 50 % du marché alors que ce taux est proche de 80 % dans les pays du nord de l'Europe : Pays-Bas, Allemagne, Grande-Bretagne en tête. Il faut également noter que certains médecins précisent « non substituables » sur leurs prescriptions, ce qui là encore, interdit de fournir un générique au patient. Ces médecins préfèrent en effet des médicaments plus récents encore sous brevet, ce que les spécialistes appellent « l'érosion du répertoire ». Les médecins cessent de prescrire le médicament tombé dans le domaine public, et les traitements sous brevets représentent 65 % des prescriptions. Des efforts sont menés par l'assurance maladie pour amener les praticiens à prescrire davantage de médicaments hors exclusivité.

Les laboratoires tentent par tous les moyens de stopper ou ralentir l'arrivée des génériques, car les enjeux sont pour eux colossaux. Les procédés juridiques sont les plus utilisés. Les fabricants peuvent par exemple envelopper leurs médicaments de plusieurs centaines de brevets. Pour certains produits, on arrive ainsi à plus de 1000 brevets. Les laboratoires peuvent également sortir un produit tout à fait similaire au précédent et prétendre qu'il est nouveau. Ces techniques dites de patent-evergreening n'ont qu'un objectif : faire gagner le plus de temps possible. Toutes ces manœuvres entrainent bien entendu des procès avec les fabricants de génériques. Ces procès peuvent durer des mois voire des années, et permettent aux laboratoires de gagner du temps. La commission européenne a estimé que ces litiges retardaient en moyenne de 7 mois l'arrivée des génériques. Le litige le plus anodin provoque au minimum 4 mois de délai supplémentaire. Les tribunaux donnent raison aux génériqueurs dans plus de la moitié des contestations. D'ailleurs, ces contestations se terminent dans bien des cas, par des transactions ou des accords amiables. Ces transactions entre firmes limitent l'entrée sur le marché des produits génériques. C'est ainsi que Sanofi a signé un accord qui lui a permis de conserver l'exclusivité de son médicament contre le cancer, l'Eloxatine, jusqu'en 2012, alors que le brevet était dans le domaine public dès 2009. La multiplication de ces contestations conduit les autorités européennes à réfléchir à la mise en place de mécanismes de prévention des litiges avant l'arrivée des génériques. Si les contestations permettent de gagner du temps, les procédés ne changent pas la réalité du problème. Les grosses firmes sont contraintes de trouver des solutions de fond.

De vraies opportunités

La diversification est la première réponse apportée par les laboratoires. La recherche et le développement permettent de trouver des domaines qui pourront devenir très rémunérateurs dans les prochaines années. Les biotechnologies en sont un exemple, les traitements hospitaliers des maladies rares également. Dans cette perspective, Sanofi a racheté aux États-Unis, Genzyme, une société spécialiste des biotechnologies. Pfizer quant à lui, produit un médicament qui traite certains cancers du poumon. Seuls 5 % des patients sont concernés, mais ce traitement coûte 100 000 dollars par an et par malade. La diversification, c'est aussi tous les produits sans ordonnance et les soins vétérinaires ou les vaccins. Sanofi a réalisé des achats décisifs dans le secteur du sans ordonnance avec notamment le rachat de BMP Sunstone, Chattem, et Oenobiol. Enfin, les pays émergents sont le nouvel eldorado des géants de la pharmacie. Statistiquement, ces pays représentent 75 % des habitants de la planète alors qu'ils ne consomment que 25 % des médicaments. Le potentiel est énorme. Sanofi a pris ce tournant et réalise 30 % de son chiffre d'affaires dans les pays émergents, soit 9 milliards d'euros. Dans tous ces pays, que ce soit en Inde, en Asie, au Brésil, des classes moyennes se développent, l'accès aux soins est en progression, et des mécanismes de protections sociales apparaissent. Enfin, la législation sur les génériques y est beaucoup moins rigoureuse et les autorités encouragent la fabrication sur place. C'est ainsi que des laboratoires se sont lancés dans la fabrication de génériques de médicaments de leurs concurrents. C'est par exemple le cas de Sanofi qui a acheté plusieurs génériqueurs en Amérique latine.

La falaise des brevets est donc un véritable cimetière à milliards. Mais l'évolution des pathologies est continuelle. Les produits vedettes qui disparaissent concernaient certains types de maladies, comme les hypertensions, les dépressions. Ainsi, quelques familles de molécules représentatives d'une époque vont tomber dans le domaine public. Or, le vieillissement de la population s'accompagne du développement de nouvelles pathologies. Ainsi, les cancers, les diabètes, les pathologies cardiovasculaires, et l'asthme seront en tête des ventes dans les prochaines années. Les estimations prédisent que dès 2016, des records seront réalisés par des médicaments qui traitent les arthrites comme l'Humira qui devrait générer 10 milliards de dollars pour son fabricant Abbot, ou l'Enbrel de Pfizer avec 8,6 milliards, ou encore le Remicade de Merck avec 8,3 milliards de dollars. Dans une fourchette de 5 à 8 milliards de dollars, on trouvera des traitements contre certains cancers, l'asthme ainsi que le diabète. En 2020, ce sont tous les traitements contre la douleur ou le VIH qui arriveront à leur tour dans le domaine public. Toutefois, beaucoup de ces produits sont des biotechs, c'est-à-dire qu'ils ne peuvent être remplacés par des génériques, mais par des biosimilaires. Or la fabrication de ceux-ci est beaucoup plus coûteuse, avec des budgets pouvant atteindre 500 millions d'euros alors que pour un générique, on ne dépasse pas 2 millions d'euros. De plus, les procédures d'autorisation sont plus lourdes et complexes. De ce fait, les biosimilaires menacent moins les ventes des médicaments originaux. En France par exemple, le marché des biosimilaires stagne à 5 % de son potentiel.

La recherche et le développement permettent donc aux géants de la pharmacie de contrecarrer les pertes dues à l'échéance de leurs brevets. Les médicaments vedettes d'une époque disparaissent, mais ils sont remplacés par d'autres. Et surtout, il reste encore aux firmes pharmaceutiques les ¾ de l'humanité à fournir en médicaments. La disparition des blockbusters permet cette prise de conscience : seuls les marchés matures avec des garanties de paiement sont bien soignés. La santé est un business comme les autres.